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Actes de contrefaçon : vers un allongement de la chaîne de responsabilité ?

Rédigé par Carole Kien

CJUE, 7 juillet 2016, C-494/15, Tommy Hilfiger Licensing LLC, Urban Trends Trading BV, Rado Uhren AG, Facton Kft., Lacoste SA et Burberry Ltd vs Delta Center a.s.

Cet été, le 7 juillet 2016, faisant suite à une question préjudicielle de la Cour suprême de la République tchèque, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a traité d’un point très intéressant : celui des intermédiaires en matière d’actes de contrefaçon. 

Des contrefaçons aux Halles de Prague

Delta Center s.a. est locataire de places de marchés aux Halles de Prague. Elle sous-loue ces points de vente à des marchands à l’aide d’un contrat de location. Elle leur fournit également une brochure rappelant la possibilité pour le bailleur de mettre fin au contrat de location en cas de vente de contrefaçon.

Or, plusieurs marchands locataires ont commercialisé des produits portant atteinte aux droits de différentes sociétés. Celles-ci, ayant intenté une action, ont fait la demande au juge tchèque de différentes injonctions visant Delta Center. Tout d’abord, celle de ne pas conclure ou prolonger des contrats de location ne comportant pas de clause spécifique sur l’obligation de respecter le droit de la propriété intellectuelle. Ensuite, celle de ne pas conclure ou prolonger des contrats de location avec des marchands ayant été reconnus contrefacteurs par la justice.

La Cour municipale de Prague, puis la Cour supérieure de Prague, ont toutes deux rejeté ces demandes d’injonctions. La Cour suprême, quant à elle, a estimé qu’il fallait interpréter la loi tchèque au regard du droit de l’Union Européenne. Ayant à l’esprit que la CJUE avait déjà qualifié d’intermédiaire un loueur de place de marché en ligne[1], elle s’est posé la question de savoir s’il était possible d’avoir la même approche s’agissant d’un marché physique.  Elle a ainsi décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la CJUE à propos de la Directive 2004/48/CE du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle et plus précisément de son article 11[2].

La problématique

Deux interrogations découlent de cette affaire.

Le bailleur (en l’espèce le locataire de la place de marché qui sous-loue) qui met à disposition des lieux de vente à des commerçants individuels peut-il être considéré comme un intermédiaire au sens de l’article 11 de la Directive 2004/48 ?

Dans l’affirmative, peut-il se voir, en tant qu’intermédiaire, imposer une injonction demandée par les titulaires de droits de propriété intellectuelle ?

Qualification du bailleur physique

La Cour rappelle la notion large d’intermédiaire issue de l’article 9 de la directive, à savoir toute personne « dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle[3] ».

Le critère fondamental pour être qualifié d’intermédiaire reste celui de la fourniture de services permettant l’atteinte aux droits nonobstant l’existence de relations « particulières » entre les intervenants.

En l’occurrence, la CJUE estime que Delta Center s.a. est une opératrice économique qui « exerce une activité économique qui consiste à sous-louer les points de vente situés dans ces halles de marché. Un telle activité rémunérée constitue une prestation de services[4] ». Par conséquent, au regard de la Cour, une telle action permettant la réalisation d’actes de contrefaçon fait du bailleur un intermédiaire.

> Une même qualification s’applique au bailleur hébergeur en ligne (Ebay) et au bailleur de places de marché physiques, le champ d’application de la directive ne se limitant pas au commerce électronique.

Conséquences

Il découle de cette qualification  d’intermédiaire, que les titulaires de droits peuvent demander une injonction à l'encontre du bailleur Delta Center s.a. dont les services sont utilisés par les marchands pour porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle des requérantes.

Le rôle des intermédiaires dans la lutte contre la contrefaçon

Même si la Cour ne s’est pas volontairement prononcée sur l’implication éventuelle d’autres acteurs économiques, on peut espérer que cette décision ouvrira la voie pour allonger la liste des potentiels prestataires de services qualifiés d’intermédiaires.

Ainsi, nous pourrions imaginer que correspondraient à la définition d’ « intermédiaire » les fournisseurs d’électricité alimentant des locaux de vente ou de stockage de contrefaçons, les transporteurs acheminant les produits contrefaisants, les banques mettant à disposition des moyens de paiement ou concédant des prêts,... Cela permettrait d’inclure plus sérieusement tous les acteurs de la chaine de commerce, de la production à la vente, y compris tous les services parallèles.

L’intérêt serait double. Tout d’abord, cela permettrait aux requérants d’élargir leur spectre d’intervention afin d’avoir plus de chances de faire cesser leur préjudice ; ensuite, cela aurait pour avantage de sensibiliser les prestataires de services qui ne se sentent pas forcément concernés par la propriété intellectuelle en les responsabilisant.

Le but est d’entraver la démarche commerciale des contrefacteurs, ces derniers devant, en principe, rencontrer de plus en plus de difficulté à trouver des prestataires de services nécessaires à leurs activités de vente.

Appliquer largement la notion d’intermédiaire aux différents acteurs économiques permettrait de couvrir tout ou la majeure partie du circuit de la contrefaçon et donc de lutter plus efficacement contre celle-ci.

Notes :

[1] CJUE, 12 juillet 2011, C-324/09, L’Oréal vs Ebay e. a.

[2] Directive 2004/48/CE du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, Article 11 – Injonctions : « Les États membres veillent à ce que, lorsqu'une décision judiciaire a été prise constatant une atteinte à un droit de propriété intellectuelle, les autorités judiciaires compétentes puissent rendre à l'encontre du contrevenant une injonction visant à interdire la poursuite de cette atteinte. Lorsque la législation nationale le prévoit, le non- respect d'une injonction est, le cas échéant, passible d'une astreinte, destinée à en assurer l'exécution. Les États membres veillent également à ce que les titulaires de droits puissent demander une injonction à l'encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle, sans préjudice de l'article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29/CE ».

[3] Directive 2004/48/CE du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle,  Extrait de l’Article 9 1. a) - Mesures provisoires et conservatoires : « […] une ordonnance de référé peut également être rendue, dans les mêmes conditions, à l'encontre d'un intermédiaire dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle ; […] »

[4] CJUE, 7 juillet 2016, C-494/15, Tommy Hilfiger Licensing LLC, Urban Trends Trading BV, Rado Uhren AG, Facton Kft., Lacoste SA et Burberry Ltd vs Delta Center a.s., §26

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