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Déchéance pour non-usage et action en contrefaçon de marque

Newsletter Juin 2020
Rédigé par Mathilde Augot

La déchéance d’une marque française pour défaut d’exploitation peut être demandée à l’issue d’une période de 5 ans à compter de son enregistrement si elle n’a pas fait l’objet d’un usage effectif et sérieux.

La condition d’usage permet de ne maintenir sur les registres que les marques effectivement exploitées et ainsi de ne pas restreindre la concurrence en limitant le nombre de signes disponibles pour les acteurs économiques. 

Néanmoins, une marque enregistrée bénéficie d’une période d’invulnérabilité de 5 ans suivant son enregistrement. Cela permet au déposant de pouvoir préparer la mise sur le marché des produits et services visés par la marque sans avoir à se soucier immédiatement de l’exploitation de sa marque.

Mais la marque bénéficie-t-elle d’une protection totale durant cette première période? Plus précisément, le titulaire d’une marque qui n’a jamais exploité cette dernière et qui a été déchu de ses droits pour défaut d’usage à l’issue de cette période, conserve-t-il le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison des actes de contrefaçon commis antérieurement à la date d’effet de la déchéance ?

C’est en substance la question préjudicielle posée par la Cour de Cassation française à laquelle a répondu la Cour de justice de l’Union européenne dans la décision du 26 mars 2020 (Cour de justice UE, 26 mars 2020, C-622/18, EU:C:2020:241, AR / Cooper International Spirits LLC, St Dalfour SAS et Etablissements Gabriel Boudier SA (SAINT-GERMAIN))

En l’espèce, M. Buob, qui commercialise des alcools et spiritueux, était titulaire de la marque française semi-figurative « Saint Germain » n° 3 395 502, déposée le 5 décembre 2005 pour désigner notamment les boissons alcooliques (à l'exception des bières), cidres, digestifs, vins et spiritueux, extraits ou essences alcooliques en classe 33. 

Il a pris connaissance de la distribution de liqueur de sureau sous la dénomination « St-Germain » par la société Cooper International Spirits LLC et assigne celle-ci, la société fabricante et une sous-traitante de cette dernière, en contrefaçon de marque devant le Tribunal de grande instance de Paris 

Dans une instance parallèle, le Tribunal de grande instance de Nanterre a prononcé la déchéance de ses droits sur sa marque à compter du 13 mai 2011, soit à l’expiration du délai de 5 ans ayant couru depuis la date de publication de l'enregistrement de la marque le 12 mai 2006. 

En dépit de la déchéance de sa marque, M. Buob a néanmoins maintenu ses demandes en contrefaçon pour la période non couverte par la prescription et antérieure à la déchéance. Par jugement du 16 janvier 2015, le tribunal, après avoir retenu qu’aucune exploitation de la marque en question n’était intervenue depuis son dépôt, a rejeté l’intégralité des demandes de M. Buob, ce qui a été ensuite confirmé par la Cour d’appel de Paris le 13 septembre 2016. 

En effet, la Cour d’appel a considéré que l'appréciation du risque de confusion dans l'esprit du public suppose que la marque invoquée ait fait l'objet d'une exploitation la mettant au contact des consommateurs et refuse de retenir l’existence d’actes de contrefaçon à l’égard de faits commis antérieurement à la prise d’effet de la déchéance de la marque basant l’action en contrefaçon. 

Cette position revenait à ignorer la période d’invulnérabilité et à exiger une exploitation immédiate des marques par leurs titulaires pour bénéficier de la protection du droit des marques à l’encontre d’un tiers contrefacteur.

Le 21 décembre 2016, M. Buob s’est pourvu en cassation. La Cour de Cassation pose alors la question préjudicielle suivante à la Cour de justice de l’Union européenne : « [l’article 5, paragraphe 1, sous b), et les articles 10 et 12 de la directive 2008/95] doivent-ils être interprétés en ce sens que le titulaire, qui n’a jamais exploité sa marque et a été déchu de ses droits sur celle-ci à l’expiration de la période de cinq ans suivant la publication de son enregistrement, peut obtenir l’indemnisation d’un préjudice pour contrefaçon, en invoquant une atteinte portée à la fonction essentielle de sa marque, causée par l’usage par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire à [cette] marque pour désigner des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels [ladite] marque a été enregistrée ? ».

1 - Une indemnisation du préjudice pour la commission d’actes de contrefaçon antérieurs à la date d’effet de déchéance de la marque invoquée

Dans un arrêt de 2016 (CJUE, 21 décembre 2016, Länsförsäkringar, C‑654/15, EU:C:2016:998), la Cour a déjà jugé que, selon le règlement no 207/2009, le titulaire d’une marque de l’Union Européenne en vigueur non-soumise à obligation d’usage (enregistrée il y a moins de 5 ans) peut agir en contrefaçon pendant cette période pour l’ensemble des produits et services enregistrés sans avoir à démontrer un quelconque usage.

Le titulaire dispose donc d’un « délai de grâce » de 5 ans à compter de l’enregistrement pour débuter l’exploitation. Les dispositions du règlement et de la directive étant en substance les mêmes, cette jurisprudence est donc transposable par analogie.

Tout d’abord et bien qu’il ne s’agisse pas de la question principale dans le cadre de la demande de décision préjudicielle, il est à noter que, tout comme elle l’avait fait dans la jurisprudence Länsförsäkringar, la Cour indique à nouveau que le risque de confusion en matière de contrefaçon doit être apprécié de manière abstraite au regard de l’enregistrement, et non par rapport à une situation concrète sur le marché

Cela implique que, au cours de la période de grâce, l’étendue du droit exclusif est déterminée uniquement par les produits et services visés par l’enregistrement sans pouvoir être affecté par le non usage de la marque pour une partie ou l’ensemble de ces produits et services. 

Ceci étant précisé, dans l’affaire SAINT GERMAIN, la question se pose différemment de celle ayant donné lieu à la jurisprudence Länsförsäkringar puisque le titulaire a été déchu de ses droits à l’expiration du délai de grâce sans que la marque n’ait jamais été exploitée au cours des 5 années ayant suivi son enregistrement et la déchéance a pris effet à une date antérieure à la date de l’introduction de l’action.

Il convient donc de savoir si, en dépit de la déchéance prononcée, le titulaire peut bénéficier du même délai de grâce de 5 ans pour faire valoir une atteinte à son droit pour les actes commis pendant cette période. 

La Haute Cour mentionne le considérant 6 de la directive 2008/95 lequel énonce que « [les] États membres devraient conserver la faculté de déterminer les effets de la déchéance ou de la nullité des marques ». Par conséquent, le législateur national est libre de déterminer la date à laquelle la déchéance d’une marque produit ses effets. 

Or, le législateur français a décidé de de faire produire les effets de la déchéance d’une marque pour non-usage à compter de l’expiration d’un délai de cinq ans suivant son enregistrement, et non antérieurement à ce délai. Il en résulte que les actes commis pendant cette période (donc antérieurs à la date de prise d’effet de la déchéance) l’ont été à un moment où la marque produisait encore ses effets juridiques.

Puis la Cour précise qu’il résulte de l’article 11, paragraphe 3, de ladite directive que les États membres demeurent libres de décider s’ils souhaitent prévoir que, en cas de demande reconventionnelle en déchéance, une marque ne peut être valablement invoquée dans une procédure en contrefaçon s’il est établi, que le titulaire de la marque pourrait être déchu de ses droits.

L’analyse des dispositions pertinentes du Code la propriété intellectuelle conduit la CJUE à constater que la législation française maintient la possibilité pour le titulaire de la marque de se prévaloir, après l’expiration du délai de grâce, des atteintes portées, au cours de ce délai, au droit exclusif conféré par cette marque, même si ce titulaire a été déchu de ses droits sur celle-ci

Néanmoins, la CJUE semble tempérer la portée de sa propre décision en faisant du non-usage un élément à prendre en compte pour la détermination du préjudice subi. 

2 - Une indemnisation néanmoins limitée en cas de défaut d’usage, élément important pour déterminer le préjudice subi 

Il convient de noter que la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle dispose que les dommages et intérêts doivent être « adaptés au préjudice que [le titulaire de la marque] a réellement subi ». 

Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte.

La Cour précise que le fait que la marque n’ait jamais été exploitée pendant la première période de 5 ans suivant son enregistrement n’est pas indifférent quant à la fixation des dommages et intérêts versés au titulaire du droit. 

« Si l’absence d’usage d’une marque ne fait pas obstacle, par elle-même, à une indemnisation liée à la commission de faits de contrefaçon, cette circonstance n’en demeure pas moins un élément important à prendre en compte pour déterminer l’existence et, le cas échéant, l’étendue du préjudice subi par le titulaire et, partant, le montant des dommages et intérêts que celui-ci peut éventuellement réclamer. » (point 47)

En l’absence de toute exploitation de la marque contrefaite, l’étendue du préjudice réel subi par le titulaire pourrait s’avérer difficile à établir, et ce d’autant que la Cour semble faire du défaut d’exploitation un élément déterminant de l’existence même du préjudice. 

Si le titulaire d’une marque déchue pour défaut d’usage peut réclamer des dommages et intérêts à des tiers en raison d’actes contrefaisants commis antérieurement à la date d’effet de la déchéance, il n’en demeure pas moins que son indemnisation sera limitée si sa marque n’a jamais été exploitée. De plus, il ne pourra pas bien entendu pas obtenir une interdiction d'usage du signe litigieux.

Cette position pourrait néanmoins permettre de dissuader les titulaires de marques dont la pratique consiste à déposer des marques sans intention de l’utiliser mais uniquement pour intenter des actions en contrefaçon par exemple.

3 - L’impact de l’usage dans le cadre d’une action en contrefaçon de marque à la lueur des nouvelles dispositions issues du « Paquet Marques »

Il convient de préciser que cette décision a été rendue sous l’empire de l’ancienne Directive 2008/95/CE abrogée par la Directive (UE) 2015/2436 du « Paquet Marques », transposée par l’ordonnance n° 2019-1169 prise en application de la loi PACTE. Or, la Directive 2015/2436 ne prévoit plus la liberté de choix laissée aux Etats membres en ce qui concerne les effets de la déchéance et le non-usage comme moyen de défense dans le cadre d’une action en contrefaçon de marque.

A cet égard, l’exercice de l’action en contrefaçon a également été modifié par les nouvelles dispositions françaises issues du « Paquet Marques ». 

L’article L. 716-4-3 du Code de la propriété intellectuelle transpose l’article 17 de la Directive 2015/2436 (Non-usage comme moyen de défense dans une procédure en contrefaçon) tout en allant plus loin que ce dernier puisque le droit français qualifie le non-usage de cause d’irrecevabilité de l’action, ce qui entraine des modifications importantes en terme de procédure. En effet, le Juge de la mise en état pourra désormais statuer sur une fin de non-recevoir en vérifiant la pertinence des preuves d’usage fournis avant tout examen au fond. L’action en contrefaçon sera donc irrecevable si la marque du demandeur n’a pas fait l’objet d’un usage sérieux au cours des cinq années précédant la date à laquelle la demande en contrefaçon a été formée

Par ailleurs, l’article L. 716-4-5 (transposant l’article 18 de la Directive) introduit quant à lui une modification majeure tenant à la possibilité, dans le cadre d’une action en contrefaçon dirigée à l’encontre de l’usage d’une marque seconde elle-même enregistrée, de demander des preuves d’usage de la marque antérieure invoquée au cours des 5 années précédant l’action en contrefaçon mais également au cours des 5 années ayant précédé le dépôt de la marque seconde du défendeur. 

Ces nouvelles dispositions sont applicables aux instances introduites à compter du 11 décembre 2019.

Il est donc recommandé aux titulaires de marques de conserver rigoureusement tous les éléments permettant de prouver l’exploitation de leurs marques sans condition de durée.

Il est également conseillé de s’assurer que les dénominations exploitées aient été déposées à titre de marque dans la mesure où les preuves exigibles dans le cadre d’une action en contrefaçon à l’encontre d’une marque enregistrée, et non d’un simple usage, sont beaucoup plus contraignantes pour le demandeur.

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Ces changements (auxquels s’ajoute la mise en place d’une procédure administrative de déchéance plus rapide et moins coûteuse devant l’INPI) vont entrainer une évolution de la pratique et l’émergence de nouvelles stratégies qui devront intégrer la notion d’usage au sens large, en ce compris le risque afférent au défaut d’exploitation sérieuse d’une marque.

En effet, si le droit naît de l’enregistrement, l’usage occupe néanmoins un rôle essentiel d’autant plus renforcé par le « nouveau » droit des marques, que ce soit en tant que condition de maintien en vigueur du droit exclusif, condition de sa mise en œuvre ou critère de détermination de l’évaluation du préjudice subi dans le cadre d’une action en contrefaçon. 

Les Conseils de Plasseraud IP Marques & Modèles se tiennent bien entendu à votre disposition pour vous accompagner dans la gestion de votre portefeuille de marques au regard des récentes évolutions législatives et jurisprudentielles et des pratiques en résultant, et ce afin de mettre en place une stratégie de protection de vos droits adaptée et rationalisée.
 

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